Analyse au vol
Les malheurs de l’un ne font pas le bonheur de l’autre
C’est une question que les experts d’ID Aero entendent souvent dans notre milieu aéronautique : dans un secteur dominé par seulement deux acteurs comme les avions civils de plus de 100 places, comment se fait-il que les graves malheurs d’un des deux, l’américain Boeing, ne profitent pas davantage à son grand rival, l’Européen Airbus ?
La question est intéressante, et pas seulement pour les actionnaires des deux entreprises.
Et le fait qu’Airbus vienne d’annoncer le projet de milliers de suppressions d’emplois dans sa branche défense-espace ne fait que souligner ce paradoxe.
Il est au passage le signe qu’Airbus, ce ne sont pas que les avions civils ; c’est un grand groupe, avec de multiples activités, qui fonctionnent avec des cycles différents, des donneurs d’ordres différents (publics, privés), des sous-jacents différends (consommation, croissance, dépenses des États, etc.). et qui peuvent donc se retrouver en situation tendue quand d’autres domaines sont en plein essor.
Mais faisons un focus sur notre sujet du moment : les avions civils. Lorsque l’on regarde Airbus, on se dit qu’avec un carnet de commandes équivalent à dix années de production (quelle industrie peut en dire autant), rien ne peut lui arriver. C’est oublier un peu vite que certes, ce chiffre est confortable, mais il ne reflète qu’une réalité partielle. Ces commandes sont davantage des prises de position, parfois spéculatives, que des achats fermes.
Dans ces dix années, tout ou presque peut arriver : ralentissement économique, crise, défaillance d’une compagnie, accident. Autant de phénomènes qui peuvent affecter les commandes globales ou individuelles.
Et l‘on voit aussi des transporteurs qui se revendent ces « commandes » si l’une a un souci de trésorerie ou que l’autre a un besoin plus urgent des appareils commandés.
Donc, prenons un peu de distance avec le fameux mythe du « backlog ». Dès lors, passer de 10 à 12 ou à 15 ans de commandes ne procure pas une sécurité absolue, ce n'est pas un indice incontournable de domination ou de supériorité.
Reste tout de même la question : pourquoi Airbus n’écrase pas Boeing en ce moment de grande faiblesse de son rival de Chicago et Seattle ? D’autant que l’avionneur européen a eu l’intelligence de bâtir une gamme assez simple, avec au fond deux modèles, un fuselage étroit, autour de l’A320, et un fuselage large, autour de l’A330, comme on vient de le voir sur les réseaux sociaux avec le spectaculaire vol en formation de l’ensemble de leur gramme.
Dans cette situation, augmenter les cadences semblerait assez simple même s’il faut disposer pour cela des moyens de production (ce qui est potentiellement un sujet chez Airbus).
Là encore, c’est oublier une chose essentielle qui est sans doute LA réponse à la question initiale. Si Airbus maîtrise l’assemblage final, il ne vit que grâce à la présence en amont de milliers de sous-traitants, fournisseurs, partenaires, qui n’ont pas sa puissance, qui travaillent pour certains pour Boeing (le grand fabricant Spirit d’outre-Atlantique par exemple, montré du doigt dans les déboires actuels de l’avionneur américain) et surtout, pour eux, le fait que les avions finaux se ressemblent ne joue que marginalement. Pour les aménagements intérieurs, pour certains éléments techniques, certaines spécificités voulues par les compagnies aériennes, il s’agit à chaque fois de commandes différentes.
Donc l’économie d’échelle est limitée. Et le risque de goulet d’étranglement est important. C’est ce qui arrive en ce moment à Airbus et qui l’empêche de prendre un coup d’avance décisif face à son rival.
Comme quoi dans les duopoles, contrairement à une réflexion basique d’apparent bon sens, le malheur de l’un ne fait pas automatiquement le bonheur de l’autre, souvent bien au contraire.
Pierre Orlan